PRESSE
EL HADJ
Itinéraire d’un délinquant
El Hadj est un tueur froid. Un tueur intello qui déroule le fil de son existence tout en tronçonnant le corps de son meilleur ami. Le meurtre, commis d’entrée, est un prétexte au retour sur les bribes d’une enfance tourmentée. Le passé tragique dans lequel s’enracine la réalité est un thème récurrent dans l’œuvre de Mamadou Mahmoud N’Dongo. Ses deux précédents ouvrages, L’Errance de Sidiki Bâ (L’Harmattan, 1999), la sombre épopée d’un soldat africain dans les guerres occidentales, et Bridge Road (Le Serpent à plumes, 2006), une mosaïque de vies en lambeaux, procèdent de cette même quête de soi. Comme El Hadj, l’auteur est né à Pikine, au Sénégal, et a grandi à Drancy, en Seine-Saint-Denis. De son propre aveu, cette histoire est un peu la sienne.
Dans la mémoire d’El Hadj, il y a une « petite fille aux allumettes », sa sœur Khadi, morte à l’âge de 10 ans avec ses parents, dans l’incendie qu’elle avait elle-même allumé. Mourir plutôt que vivre excisée. Il y a la cité de la Muette à Drancy, un lieu de mort, résonnant encore du passage des trains des déportés : « Je ne vivais pas dans une cité mais dans un mausolée. » Il y a enfin l’école, qui fait écho au sentiment d’être né du mauvais côté.
Mais, dans l’instant présent, la guerre des gangs fait rage. Moussa Kouyaté, le chef de clan et protecteur d’El Hadj, vient de mourir. Il a fondé une holding du crime en Seine-Saint-Denis. Les fils succèdent aux pères et, entre l’arrogant Thierno Kouyaté dit p’tit Koko, à cause de la coke, et Wally Bourgarde les Beaux Yeux, les comptes se règlent selon l’adage : « On exécute ou bien on est exécuté. » Une flopée de personnages promptement esquissés gravitent autour de ce gotha du crime. Youssouf le Nantais, le meilleur ami d’El Hadj, un meneur qui a de l’empathie ; Tété Gassama, le réalisateur de pornos qui fait tourner sa copine ; Blaise le Balèze, dit Tétine depuis qu’il a flingué une gamine en faisant le ménage pour son boss ; Tic Tac Abdourahmane Thiam, un vieux tueur défoncé à l’opium, devenu mystique…
Dans ce maelström, El Hadj fait figure de héros décalé. Son langage soigné, ses gestes, sa façon d’être absent, tout converge à sa singularité. D’ailleurs, El Hadj veut prendre ses distances, quitter le milieu pour s’installer en Espagne avec Julia, sa maîtresse. Mais il est suspect, et la « communauté » l’a mis sous surveillance : « Je sais qu’elle [la communauté] n’est pas faite pour se protéger des autres, mais pour empêcher les nôtres de nous quitter. »
Le roman de N’Dongo emprunte à la culture cinématographique de son auteur. L’écriture est organisée selon un découpage qui varie d’une phrase à quelques lignes par page. Un parti pris esthétique qui imprime au texte sa forte puissance expressive et sa qualité poétique. L’œil de N’Dongo fragmente le mouvement et l’espace comme la mémoire organise les images du passé. El Hadj est une sorte d’opéra brechtien, un roman acide et pathétique qui utilise le registre musical pour titrer ses chapitres — ballade, prélude, rhapsodie, nocturne —, conférant au monde des marges une curieuse harmonie.