PRESSE
Furia
Un roman sur le rève américain,
« un mirage cruel »
À travers Furia, Mamadou Mahmoud N’Dongo livre une méditation incisive sur le cinéma, l’identité et la mémoire. Porté par les échanges tendus entre un cinéaste déchu et son ghost writer, le roman dévoile une confrontation intime où se croisent transmission, quête identitaire et les ambiguïtés d’Hollywood. Ces entretiens, bien plus qu’un simple exercice d’écriture, révèlent les failles profondes des personnages et des récits qu’ils portent. Une chronique de Jean Jacques Bedu
Dante Gabrieli pourrait être un simple « nègre », mais il devient un écho, un miroir presque féroce dans lequel Seymour Morrison, cinéaste au crépuscule de sa vie, se découvre et s’affronte. Il n’est pas qu’un instrument d’écriture, mais un catalyseur, celui qui oblige Seymour à se regarder sans fard.
Dès leur première interaction, les piques cinglantes et les silences lourds d’ironie trahissent une tension à fleur de peau. Seymour, cynique et blessé, utilise la confession comme une mise en scène, un écran de fumée pour éviter de révéler l’essentiel : les pertes irréparables et les blessures inavouables, celles qui résistent au langage, mais hantent l’imagination.
Parmi ces blessures, le fantôme d’Eva Linder plane lourdement. Scénariste, muse, amante et dealeuse, Eva représente pour Seymour bien plus qu’une compagne : elle est le prisme à travers lequel se lisent son art et son autodestruction. Elle était aussi sa bouée, paradoxale et toxique, une force créatrice et destructrice. Son suicide, jamais totalement expliqué, s’impose comme une métaphore brutale du « suicide artistique », un acte de renoncement qui révèle la tension insoutenable entre création et survie. Ce thème récurrent dans Furia ne se limite pas à Eva ; il s’étend à Seymour lui-même, dont chaque confession ressemble davantage à un désir d’effacement qu’à une quête de reconnaissance.
La relation entre le créateur et le ghost writer prend alors une teinte psychanalytique. Dante n’est pas seulement un arbitre des souvenirs, mais un miroir éclairant les zones d’ombre. Tandis que Seymour s’attarde sur les détails anodins de ses anecdotes ou dissimule son intériorité derrière des traits d’humour acerbes, Dante gratte la surface, parfois avec maladresse, pour faire surgir l’indicible. Ce rapport, oscillant entre confrontation et introspection, finit par dessiner un tableau où la réconciliation avec soi-même semble toujours hors de portée. Seymour n’a pas besoin d’un biographe, mais d’un complice capable de donner un sens à un chaos qu’il n’arrive pas lui-même à ordonner.
Hollywood : mythe et désenchantement
Dans Furia, Hollywood n’est pas seulement le lieu du triomphe et de la chute de Seymour, mais une métaphore de l’identité fragmentée, où les rêves collectifs se heurtent à la brutalité des réalités. Cette notion traverse l’ensemble du roman, insistant sur la dualité de ce lieu mythique : à la fois moteur d’aspirations et machine impitoyable qui façonne et déforme les individualités.
Seymour est un enfant de ce système, fils d’un agent influent et neveu d’un scénariste de l’âge d’or. Ces liens familiaux lui donnent accès aux coulisses d’un univers mythique, mais ils l’enchaînent aussi à une attente de succès et de grandeur qui pèse sur lui comme un héritage empoisonné. Il gravit les échelons, des documentaires underground aux superproductions, incarnant à la fois la grandeur et les contradictions de cette usine à rêves où le talent est autant célébré qu’exploité.
Mais ce rêve américain est un mirage cruel, un théâtre où les illusions se transforment souvent en désillusions amères. Seymour dénonce avec lucidité la brutalité d’un système qui consomme ses artistes avant de les rejeter. Les règles tacites d’Hollywood ne laissent que peu de place à l’intégrité : « C’est ça Hollywood, on t’engage pour ta singularité, et on te vire pour ta singularité. » Il raconte ses succès, comme Washington DC, blockbuster applaudi par le grand public, mais décrié par lui-même, et ses compromissions, qui l’ont éloigné de l’art pour lequel il avait autrefois une passion dévorante. Cette dualité nourrit sa relation amour-haine avec Hollywood, reflétant une lutte interne entre l’intégrité artistique et les exigences commerciales, un combat incessant qui laisse Seymour désabusé mais lucide.
Plus qu’un cadre, Hollywood devient le protagoniste invisible de Furia. Ses mutations, de l’âge d’or au cinéma de masse, évoquent celles de Seymour, à la fois produit et critique de cet univers. Il en parle comme d’un « théâtre d’ombres », un lieu où l’identité se construit et se perd simultanément. Cette ambivalence, entre fascination et rejet, reflète l’évolution du cinéma hollywoodien, qui, en passant de l’artisanat passionné à une mécanique industrielle, sacrifie souvent les individualités sur l’autel du profit. Les souvenirs de Seymour regorgent de moments où l’intensité artistique cède le pas à des impératifs mercantiles, et cette fracture nourrit son discours, teinté de nostalgie pour un âge révolu et de scepticisme quant à l’avenir.
Hollywood est aussi une métaphore de l’identité elle-même : un espace en constante mutation, où chacun est contraint de se réinventer sans cesse. Cette plasticité, séduisante à première vue, finit par broyer les individualités. Seymour, qui s’est longtemps vu comme un conteur d’histoires universelles, comprend peu à peu que ses films sont également des miroirs de ses propres contradictions. Hollywood, en ce sens, n’est pas seulement un décor mais une entité vivante, capable de révéler autant qu’elle peut dissimuler. Furia pose ainsi une question essentielle : dans un monde où les récits sont des produits, que reste-t-il de l’artiste ?
L’art comme antidote au trauma
Le traumatisme transgénérationnel, ancré dans l’histoire familiale de Seymour, trouve une résonance dans son travail artistique. Fils d’une survivante des camps et d’un père juif émigré, il hérite d’une mémoire marquée par l’exil, la perte et une profonde mélancolie transmise en filigrane. Pourtant, ce passé douloureux se transforme en moteur créatif puissant, presque viscéral. Ses films, qu’il décrit comme des laboratoires d’émotions complexes, explorent les thèmes de la violence, de la rédemption, de la transmission et de l’identité. Ces thèmes se mêlent souvent à une introspection qui, bien que douloureuse, offre une catharsis autant à leur créateur qu’à leur public, les plongeant dans une expérience cinématographique qui transcende les mots.
Le roman interroge avec subtilité et profondeur le rôle de l’art face au chaos de l’existence. Créer est à la fois une thérapie et une malédiction inexorable. Ses films, souvent autobiographiques, fonctionnent comme des miroirs déformants, reflétant ses fêlures, ses obsessions et ses désirs inassouvis. Pourtant, cette introspection n’est jamais complètement libératrice : elle agit davantage comme un étang stagné où les images refont surface sans jamais s’évaporer. « Le suicide, c’est quand t’es mort mais que tu continues de souffrir », confie Seymour à Dante, une phrase qui résume la poignante ironie de son existence. Ce rappel que la création, loin d’être un remède, est souvent une blessure suppurante, souligne la tension permanente entre l’artiste et ses démons.
Cependant, Furia ne se limite pas à la description d’une souffrance émotionnelle. Le roman offre également un espace où le traumatisme est élevé au rang de matrice créative, une manière pour Seymour de redéfinir les contours de sa résilience. Par ses images troublantes, ses silences et ses dialogues parfois brutaux, il projette à l’écran les tensions entre son passé hérité et son présent à construire. L’art, ici, est moins une échappatoire qu’une arme de survie, un moyen de défier l’oubli et d’imprimer sa marque sur le monde, aussi imparfaite soit-elle.
La transmission : un dialogue impossible ?
La relation entre Seymour et Dante met à nu une autre question centrale du roman : celle de la transmission. Seymour, éduqué dans un environnement où l’art et la culture étaient des refuges contre l’adversité, tente de transmettre cet héritage à un Dante sceptique, voire réfractaire. Mais leur dialogue est à sens unique, Seymour oscillant entre condescendance et dérision. Cette tension révèle non seulement leurs différences de sensibilité, mais aussi l’écart grandissant entre deux générations d’artistes : l’une nourrie par un profond respect pour les maîtres du passé, l’autre plus pragmatique, parfois détachée des héritages traditionnels. Furia explore ainsi l’idée d’une mémoire artistique qui se perd, d’une cinéphilie en voie de disparition dans un monde où l’instantanéité semble triompher de la contemplation.
Pourtant, cette transmission imparfaite n’est pas vaine. Dans ses meilleures pages, le roman capture le frisson du savoir partagé, cette étincelle qui jaillit lorsqu’un artiste découvre enfin les mots pour exprimer l’indicible. Dante, sans en avoir pleinement conscience, incarne un passeur d’époque et d’imaginaire. Son rôle, initialement discret, gagne en profondeur au fil des dialogues, illustrant comment la transmission artistique n’est jamais linéaire, mais une réinvention constante, nourrie par des tensions et des malentendus. Initialement passif, il commence à s’approprier certains fragments du discours de Seymour, les reformulant avec sa propre vision, montrant ainsi que la transmission ne se résume pas à un simple transfert de connaissances mais à une réinterprétation dynamique. Furia nous rappelle que la transmission artistique est un processus imparfait, souvent conflictuel, mais toujours nécessaire pour maintenir vivante la flamme de la création.
Une œuvre entre clair et obscur
Furia n’est pas un roman facile. Il exige du lecteur une patience active, une volonté de déchiffrer les silences et les ellipses. Mais cette exigence est aussi sa richesse. Mamadou Mahmoud N’Dongo livre une réflexion magistrale sur le poids de l’héritage, la fragilité des mémoires et la rédemption impossible de l’artiste. En s’ancrant dans des thématiques contemporaines tout en convoquant les grands mythes de l’Hollywood d’antan, il offre une œuvre à la fois intime et universelle, une exploration des ombres où se mêlent le sublime et le tragique.