PRESSE

La géométrie des variables

Des corrélations improbables :
La Géométrie des variables
de Mamadou Mahmoud N'Dongo

par Yves Chemla

La géométrie des variables, les professeurs de mathématiques nous rappellent qu’elle constitue un des départements de la théorie des probabilités, et qu’elle a pour vocation l’application de statistiques. L’analyse de correspondances rapportées à une population donnée rend possible la prédictibilité des attitudes, par le biais d’un ensemble de modalités d’agencement et de comportement de ces variables. Elle permet de traduire par des données quantitatives la variété des qualités. Les spécialistes de la communication politique l’utilisent abondamment pour parvenir, en particulier, à répondre à ces questions : si la richesse d’une population croit en étendue et en quantité d’information, cette population change-t-elle ses comportements politiques ? Quelle variable faut-il actionner pour qu’elle devienne un levier efficace, moteur d’un changement de discours, voire de posture ?
Nous savons pourtant que la réduction de la qualité à la quantité correspond aussi à une vision quantitative du monde, et qu’elle est sans doute elle-même aussi une imposture : la qualité est un événement, comme le rappelait Robert Pirsig(1), c’est même l’événement particulier qui permet de prendre conscience du surgissement du sujet et de l’objet. La qualité est irréductible à un résultat . Mais il n’en demeure pas moins que les agences de communication agissent sur nos propres discours, participant à l’élaboration d’un produit de synthèse, un ersatz de pensée politique, qui a pour finalité la réduction de la citoyenneté à la consommation.

C’est de ce paradoxe, réel, que se nourrit le troisième roman de Mamadou Mahmoud N’Dongo, qui entraine son lecteur dans les sphères animées par les ébats de ces spin doctors désormais aussi célèbres que ceux qu’ils conseillent, et fait voyager son lecteur de Paris à Berlin, d’Amsterdam à Genève, en passant par New York. Les hommes politiques ne sont plus que les faire valoir de leur action.
Pierre-Alexis de Bainville et Daour Tembely reçoivent un prix à Amsterdam. Ils ont « réussi » l’élection présidentielle de 2007 en France, en fait, la campagne électorale. Ils travaillent ensemble depuis quelques années dans une agence, chargée de développer et de mettre en œuvre des plans de communication politique, à l’échelle de la planète. Daour a été l’assistant de Pierre-Alexis, qui a été son mentor, dans une stratégie d’accompagnement qui est une règle de fonctionnement. Très liés par une camaraderie à la fois franche mais qui sait aussi ne pas perdre son allégeance à cette technologie du pouvoir, ils vont se séparer : Daour doit rejoindre le bureau de New York, et Pierre-Alexis, celui de Berlin, pour préparer les célébrations de la chute du mur. Daour est un séducteur impénitent, et séduit Ingrid, la fille du patron de presse qui remet le prix. Ils se retrouvent à Paris, lors d’un spectacle chorégraphique, pendant lequel Pierre-Alexis retrouve son ex-épouse, devenue une célébrité dans le monde de la danse contemporaine. À New York, Daour est confronté à une situation particulière : en raison de rivalités internes à l’agence, il est sous utilisé. Avec ses partenaires, Olivia et Lincoln, il est chargé de diverses tâches, notamment celle d’étayer et de renforcer le discours d’un ancien chef de guerre du Liberia, devenu président, et de suivre certains aspects de la vie politique. Il s’agit d’une véritable activité de formation des politiques, pour qu’ils résistent aux questions des journalistes. Il est chargé notamment de participer à la campagne désastreuse de McCain et de Palin. Ingrid s’est installée à New York. Ils vivent ensemble. Pierre leur rend visite, quelques mois après leur installation. Il écrit, revenant sur sa longue expérience. Alors qu’il va prendre l’avion, il est foudroyé par une attaque.
Cette trame s’étoile sans cesse, suivant un procédé mis au point par N’Dongo dans ses textes et ses romans précédents. La brièveté des chapitres, le renvoi aux pages suivantes grâce à une mise en page aérée, accélèrent le rythme, conférant au texte une soudaineté et une évidence cinématographiques. C’est bien le temps qui est raconté dans cette écriture, mais un temps intérieur, indescriptible autrement que par les propositions qui en émanent. À partir de cette trame, ce sont les événements qui se constituent comme les espaces où se déploie le sens même de ces histoires croisées, sens qui se manifesterait, on l’a trop souvent répété à propos de l’écriture de Mamadou Mahmoud N’Dongo, comme un palimpseste. Mais cette métaphore convenue semble particulièrement inadéquate : l’histoire est limpide, pas de texte sous le texte, pas de superposition et pas de nettoyage du texte précédent. C’est au contraire à partir de la perception synoptique de toute l’histoire, que de latent, le sens prend son essor, et se manifeste à la conscience du lecteur.
Le roman est ainsi encadré par deux transcriptions d’oralité, qui semblent a priori décalées : un entretien d’un journaliste un peu brouillon avec un metteur en scène au sujet d’une pièce controversée d’un écrivain anti fasciste autrichien, Seligmann, et un entretien sans concession entre deux journalistes et un compositeur, Markus Kaiser, dont un moment est consacré justement à un projet d’opéra composé à partir de la pièce de Seligmann. Ces deux auteurs sont eux-mêmes acteurs passagers de l’histoire racontée.
Et précisément, l’enjeu est sans cesse signifié dans ces deux moments, qui donnent au lecteur la jubilation de lire l’analyse d’une pièce de théâtre et de morceaux de musiques qu’il ne verra ni n’entendra jamais. Car la posture du critique – qui demeure toujours l’objet mauvais de la littérature - est ainsi mise à mal, en particulier par ce que Kaiser déclame brutalement : « Votre génération n’a aucune culture politique ». Car c’est bien de cette panne de la culture dont il s’agit, d’un bout à l’autre du roman, et qui en alimente chaque paragraphe. Les personnages s’avancent masqués et ce masque est devenu une seconde nature, que seul, parfois, le moment de la relation, ou la qualité de la relation, permet de faire tomber. Ainsi le personnage particulièrement touchant de Lincoln : chargé de rédiger des notes politiques, il est aussi – d’abord - un très grand scénariste, renvoyé autrefois des studios d’Hollywood pour avoir écrit un dialogue énergique, mais réputé mal pensant. Il écrit désormais pour la télévision, et sous pseudonyme. Ainsi, Olivia, qui assurée de son salaire, poursuit ses recherches de géopolitique et ses publications, même si elle a été renvoyée de son université, pour avoir eu des relations sexuelles avec ses étudiants. Même au sein de la compagnie, au fonctionnement conservateur et castrateur, elle poursuit sa vie de séduction et de jouissance. Mais au delà de ces considérations, c’est aussi par le biais de la relation à l’autre que le personnage fait retour sur lui-même, et parvient à assurer ses repères et sa propre position. Ainsi Daour, qui va d’étonnement en étonnement lorsqu’il apprend que Lincoln est noir, et qu’il refuse le qualificatif de métis : « En France, écrit Daour, j’avais des origines africaines, c’est à New York que je suis devenu noir ». Le monde de la communication est avant tout celui des spécialistes de la symbolique, il ne faut pas perdre de vue cette considération.
Chaque personnage voit en lui se déconstruire les évidences proclamées, et depuis cette déconstruction, il revient sur sa propre histoire, en général mal tournée, et rarement bien vécue. Mais c’est aussi la question des rapports au pouvoir qui constituent l’enjeu : ce que l’agence a en charge de faire, modifier les comportements, les postures, les discours, elle en devient elle-même la victime. Daour se rend compte peu à peu qu’il est instrumentalisé, comme Pierre-Alexis a tenté de le lui faire comprendre. C’est le rôle de la formation, et de la transmission dans la formation que lui rappelle Pierre-Alexis dès lors qu’ils ont reçu le prix, et qu’il tente de lui expliquer que justement cette démarche se détourne résolument de la rationalisation et de la technicisation. Il lui remet symboliquement un carnet d’écrivain, dans lequel Daour prendra des notes, à New York. Au cœur de cette transmission, c’est bien le doute, que Pierre-Alexis érige en principe, et que seule l’œuvre de création rend accessible par tous, sans souci de son efficace. Le quotidien amoureux vient démentir ce que la communication parvient à simplifier en le modélisant. Or, il n’y a pas de modélisation de la vie quotidienne qui tienne : le désir, l’incursion de l’histoire dans les rémanences individuelles, les parcours induits par le hasard, les origines qui sont comme autant de sursauts des lignées, viennent contredire les ordonnancements assurés de leur prédictibilité prétentieuse. Et ce que ces spin doctors savent bien, malgré leur fonction, et non malgré eux, justement, c’est que le rapport des sociétés à leurs cultures est désormais en danger, et principalement dans le risque qu’elles prennent à les confondre avec les loisirs. Ou bien avec des jeux de rôles. C’est de cette inquiétude que le roman de Mamadou Mahmoud N’Dongo se fait l’écho.

Yves Chemla

(1)Pirsig, Robert Maynard, Traité du zen et de l’entretien des motocyclettes, traduit par Maurice Pons, Seuil, Paris, 1974 (1978), p. 202